mercredi 16 mai 2012

Journal d'un morphinomane, anonyme (Allia, 1997)



Il est rare de lire un testament rédigé sur quinze ans (1880-1894) : c’est pourtant le cas de ce livre, carnet intime tenu par un médecin pendant sa [vio]lente descente aux enfers - si le terme n’était pas tant galvaudé. Témoignage d’autant plus intéressant que, si ce manuscrit n’était pas destiné à la publication, son auteur avait par ailleurs des qualités littéraires et des velléités dans le genre (un roman sur la Cochinchine où il réside) que la morphine va aider à anéantir.

Loin de toute vision hallucinée et/ou sublime, il s’agit ici de l’histoire d’une quête impossible, du récit d’un homme qui ne cesse d’échouer dans son unique entreprise : arrêter de s’autodétruire. A la fois victime et bourreau de lui-même, le morphinomane assiste en effet impuissant à son délabrement physique et mental : le tout au point d’en devenir pathétique, c’est-à-dire tragique et ridicule, tant la morphine lui fait voir des lueurs d’espoir quand il s’enfonce un peu plus dans ses sables mouvants. Et comble de l’ironie : l’auteur a commencé à en prendre pour avoir lu qu’elle soulageait les maux qui le gênaient...

La lecture de cette incroyable expérience produit un tel effet de sidération que l’on aimerait juste en savoir un peu plus sur sa vie « parallèle » - enfin ce qu’il pouvait en rester -, non pas pour expliquer son addiction mais pour mieux la comprendre. Le médecin et ami qui a récupéré et publié le manuscrit en 1896 dans les Archives d’anthropologie criminelle (revue fondée par Alexandre Lacassagne) a « malheureusement » procédé à de nombreuses coupes puisque le journal s’étirait au total sur vingt-quatre années. Reste à savoir où peut bien se trouver le manuscrit...

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PS : Pour conclure, un remerciement à Philippe Artières, l'homme par qui ce texte est parvenu jusqu'à nous, merveilleux découvreur de textes supposés mineurs - mais ô combien magistraux – de non professionnels de l'écriture issus des plus bas-fonds de la société. Voir sa bibliographie absolument étincelante où fourmillent les perles rares…

jeudi 10 mai 2012

L’Invité mystère, Grégoire Bouillier (Allia, 2004)



Plus je [vieil]lis et plus les concepts de studium et de punctum – tels que définis par Roland Barthes dans La Chambre claire à propos de la photographie - épousent mon rapport aux livres, c’est-à-dire à la fois l’attention que je leur porte et l’attraction qu’ils exercent sur moi. L’Invité mystère en est une nouvelle preuve tant il me pointe du doigt, son sujet étant de surcroît les liens – et pas seulement les coïncidences – qui unissent l’art et la vie lorsqu’une œuvre rencontre une existence. Et ce n’est pas anodin – mais le plus pur produit du hasard - si l’artiste contemporain qui est (un personnage) dans le livre n’est autre que Sophie Calle, la reine du (mélange des) genre(s).

Pour mieux dénouer puis resserrer donc les liens entre l’art (pas seulement la littérature…) et la vie, l’écriture de Grégoire Bouillier fait entendre une voix presque ininterrompue par la ponctuation, comme un long fil tiré du début à la fin du texte. L’Invité mystère est ainsi de ces ouvrages dont il ne viendrait pas à l’esprit de souligner une phrase ou une ligne plutôt qu’une autre tant il est conçu comme un ensemble où tout se tient, où tout fait sens. Et puis parce, sinon, il faudrait annoter le moindre mot et encadrer certaines tournures magnifiquement poétiques au sens non générique du terme.

Ce qu’on entend ici surtout, c’est un ton, c’est-à-dire ce qui fait un écrivain digne de ce nom : différent de tous les autres. Comme un musicien doit avoir un son qui lui est propre, indépendamment de toute question de technique (ou de matériel). Une phrase pour l’un, un phrasé pour l’autre doivent suffire à ce qu’on le reconnaisse à l’œil ou à l’oreille.  

Ce livre constitue également un hommage au Mrs Dalloway (1925) de Virginia Woolf alors que l’on pensait la chose impossible depuis The Hours, le film de Stephen Daldry (2002) inspiré du roman éponyme de Michael Cunningham (1999). Ici, la manière est plus simple mais la matière tout aussi émouvante. Et dire que je n’ai toujours pas lu ce texte qui doit renfermer – ou plutôt dégager – quelque chose de si particulier pour donner à ce point envie à ses admirateurs les plus absolus de rendre ce qu’ils ont reçu en prolongeant sa magie.

Enfin, L’Invité mystère est placé sous le signe de Michel Leiris, au sens propre (c’est lui le sujet de la première phrase et de nombreux moments de recentrage du texte) mais aussi figuré (comme modèle d’écriture de Grégoire Bouillier), Leiris à qui je veux depuis longtemps rendre hommage – comme par hasard… -  dans ce blog en chroniquant (modestement) sa préface de L’Age d’homme, j’ai nommé la sublime : De la littérature considérée comme une tauromachie (1946).